Prendre le départ
d’une course en n’ayant pas pour objectif premier de forcément la terminer peut
sembler étrange, c’est pourtant plus ou moins ce que j’avais en tête samedi en
m’alignant en Bourgogne au départ de la Claudio Chiappucci. La course, version
complète était annoncée à près de 168 kilomètres, autrement dit un Everest
quand ma plus longue sortie a pour l’instant à peine dépassé 100 kilomètres.
Mais le vrai défi était ailleurs : couvrir de la distance et tester mon
endurance alors que nous sommes à un peu plus d‘un mois de l’Etape du Tour,
annoncée à près de 130 kilomètres et 3600 mètres de dénivelé.
Samedi
matin, 8h30, il apparaît très vite que le mauvais temps des derniers jours a
rebuté un grand nombre d’amateurs. Ils sont assez nombreux sur la version 80
kilomètres (couverte l’année dernière une semaine après le Ventoux), un peu
plus nombreux sur la 108 kilomètres; mais sur la version longue, nous sommes
très peu nombreux, environ 160. Seuls les cyclistes aguerris semblent être dans
les starting-blocks alors que le temps est plutôt menaçant.
Mais
qu’est-ce que je fais au milieu de ce peloton, pourrait se demander
certains ?
Et bien, cette
course était pour moi synonyme d’anniversaire. Courrue en version courte
l’année dernière une semaine après l’ascension
réussie -surprise pour moi- du Ventoux, elle est en quelque sorte la date
anniversaire de ma première année sur un vélo de course.
Le départ
est donné, les roues frottent puis rapidement le peloton s’éloigne devant moi
et une première constatation s’impose : aujourd’hui je vais devoir affronter un
fort vent tournant seule. J’essaie de m’accrocher mais le rythme est rapide et
les premiers 30 kilomètres sont d‘autant plus durs qu’avec le soleil qui pointe
son nez, les graminées sont de sortie et l’allergie brûle mes bronches qui
peinent au départ à s’ouvrir. Très rapidement, j’ai pour compagnon derrière
moi, une voiture-balai bruyante, un peu trop proche à mon goût. Puis les
coureurs de la 108 kilomètres se rapprochent, des cyclistes sympas m’invitent
alors à m’accrocher. Mais chacun d’entre eux fait le double de mon poids et
partis pour une course nerveuse de 108 kilomètres plus plate que la mienne, ils
impriment un rythme qui aurait été rapidement mortel pour moi si je m’étais
entêtée à vouloir les suivre.
Il faut se
rendre à l’évidence : aujourd’hui je mènerai le combat contre deux
éléments : le vent et ma seule personne car je sais désormais que je serai
la Lanterne Rouge. Finalement, le fait de me retrouver sans le défilé incessant
des voitures de course me satisfait assez, j’aime rouler dans un calme ponctué
du bruit de mes roues sur l’asphalte et du chant des oiseaux dans les bois et
puis même s’il s’agit d’une petite « cyclo », les spectateurs sont au
rendez-vous dans les villages et m’encouragent très chaleureusement. Tous ceux
qui font ou aiment le sport le savent, lors d’une course difficile (nous étions
moins de cinq femmes), être la Lanterne Rouge est un honneur et il faut savoir
être digne de ce rang. Je n’ai alors qu’une obsession : au bout de 90
kilomètres la bifurcation se fait entre la 168 kilomètres et la 108 kilomètres,
et pour être autorisé à continuer sur la grande boucle, il faut impérativement
passer dans les délais, c’est à dire avant 12h30. Ce sera mon défi du jour !
A ce stade, je me dis encore que couvrir seule
la distance est impossible alors que des rafales de vent font sauter mon vélo
de droite à gauche, compliquent ma manière de m’alimenter et je n’ai qu’une
peur : finir comme Andy Schleck dans le fossé au Dauphiné. Je trouve
finalement un petit peloton qui va sur la 108 kilomètres, je parviens enfin à
m’accrocher et là un des coureurs se retourne et me fait comprendre avec
insistance que je dois prendre un relais. Impossible, je ne pèse pas bien lourd
par rapport à eux et je ne les abriterais pas beaucoup ! Leur réaction
–vraiment stupide- ne s’est pas faite attendre : ils se sont écartés pour
me remettre dans le vent, me bordurer ! Incroyable mais vrai. Quelqu’un
peut me dire pourquoi, alors que nous ne faisions pas la même course ?
Passons, c’est en tout cas à cet instant précis que j’ai compris qu’aujourd’hui
j’y arriverai seule ou je n’y arriverai pas du tout mais j’étais encore loin de
me douter de ce qui m’attendait par la suite…
Mais qu'est-ce que je fais là? Je fête ma première année de cyclisme sur route en m'alignant sur 168 kilomètres. |
Après avoir
avalé des côtes affichant pour certaines 10% de moyenne, avoir fait très
attention à mon alimentation et à mon hydratation, j’arrive enfin à la
bifurcation.
Je
m’enquiers de l’heure : à peine midi, victoire, je peux continuer sur la
grande boucle me souligne un commissaire de course tout en me félicitant. Je
m’élance sur la côte suivante sous un
soleil enfin chaud en me tranquillisant et en me disant enfin pour la première
fois que je suis peut-être capable de finir 168 kilomètres et attendant avec
impatience le prochain ravitaillement.
J’arrive alors
au fameux point mais là rien, -point de ravitaillement si j’ose dire- et
pourtant c’est bien le bon endroit comme
l’indique l’inscription à la craie sur la route mais personne, pas l’ombre
d’une bouteille d’eau, silence radio. Je comprends alors que le plus gros défi
de cette journée ne sera pas là où je l’attendais. Je me disais aussi, cela
faisait au moins trente kilomètres que je ne voyais plus la voiture-balai…
Pourtant, je
suis dans les délais et un commissaire me l’a confirmé, mais non les personnes
chargées du ravitaillement n’ont pas jugé bon d’attendre la Lanterne Rouge.
C’est un
vrai problème car en vélo, je fonctionne désormais comme les skieurs qui mémorisent
le tracé de leur descente mentalement. Je mémorise toujours le profil de
course, les côtes, les difficultés ainsi que les points de ravitaillement pour
élaborer une stratégie de gestion de mon effort. Cette précision chirurgicale
me rassure et jusque-là m’a permis de gagner en endurance.
Mais là, il
semble que je n’aurai plus de ravitaillement. C’est une catastrophe, il me reste
au moins trois montées difficiles et plus de 80 kilomètres à faire ! Je me
retrouve seule face à moi-même dans des paysages à couper le souffle mais sans
âme qui vive alors même que je suis dans les délais de course ! Franchement,
c’est nul, je commence d’ailleurs à avoir soif et la prochaine côte est dans à peine
trois kilomètres. Que faire ? Je vis un remake de «Into the Wild» !
Je me dis
alors que si je ne trouve personne au
prochain village, j’appellerai chez moi (j’apprendrai à mon arrivée qu’à cet
endroit je n’avais pas non plus de réseau pour utiliser mon portable). Ma
maison se trouve sur le tracé de la course et ma famille doit pouvoir me
rapporter de l’eau, mais il leur faudra du temps pour arriver et cela va me couper
dans mon effort…
Et là
miracle, au détour d’une minuscule route surgit une voiture de course, je lève les mains, ils s’arrêtent
presque surpris et me demandent ce que je veux : je leur dis que j’ai soif
et ils me donnent les deux dernières petites bouteilles d’eau qu’ils possèdent.
Un litre d’eau pour 70 kilomètre et deux très grosses côtes alors que cette fois
il fait 20 degrés, c’est mieux que rien mais pas certain que ce sera suffisant…
Mais sur le
moment, je suis si heureuse d’avoir enfin eu droit à un petit ravitaillement
que je les remercie vite fait après avoir rempli mes bidons et repars de suite.
Quant à eux, ils me souhaitent « bon courage », me regardant tel un
Poilu partant au front sans aucune préparation. Ils avaient l’air beaucoup plus
inquiets que moi, c’était presque drôle à voir !
Car personnellement,
je me suis remise en mode concentration extrême afin d’optimiser chacun de mes mouvements
pour qu’ils soient le plus souple possible tout en pensant à boire, manger à
intervalle régulier pour éviter la perte de lucidité. Je n’en ai pas oublié non
plus d’apprécier ce moment de solitude inattendue dans des combes parfois très sauvages.
Dans les
faits, j’étais vraiment insouciante comme le héros décrit par Jon Krakauer et j’aurais
sans doute dû un peu paniquer mais cela n’est pas arrivé, j’étais trop absorbée
et bercée par un soleil enfin printanier.
J’ai avalé les difficultés suivantes enchainant
montées et descentes à un rythme constant jusqu’à attaquer la remontée vers mon
village dans les Hautes-Côtes de Beaune. Presque arrivée devant la porte de ma
maison, j’ai pesé le pour et le contre : oui, je pouvais continuer à condition
une fois de plus de reprendre de l’eau chez moi et d‘informer et rassurer tout
le monde (j’apprendrai plus tard que la voiture-balai et l’organisation avaient
déclaré tant à mon compagnon de course à l’arrivée qu’à ma famille sur le tracé
que « non non, il n’y avait plus personne derrière eux »).
Mais au final,
j’avais déjà roulé 135 kilomètres, presque totalement seule contre le vent pendant
plus de 6 heures et à près de 22km/h de moyenne et franchement rien que pour ça
je mériterais une médaille ! J’avais aussi cumulé 2000 mètres de dénivelé,
compensés par 5 bidons de liquide (dont 3 d’eau « claire ») et
environ 700 calories de barres en tous genres (heureusement d’ailleurs que je prévois
toujours assez au niveau des « gigots» et autres victuailles dans les
poches de mon jersey), je n’étais pas du tout à l’agonie mais mon combat
solitaire contre Eole commençait à laisser apparaître des séquelles, mes
lombaires devenant de plus en plus douloureuses tandis qu’un tendon d’Achille
tirait depuis quelques kilomètres maintenant.
Je voulais, il
est vrai, à tout prix être à la hauteur du rôle de Lanterne Rouge mais constatant
que les organisateurs de la course, eux, n’y prêtaient franchement pas attention (ce
qui n’est pas sérieux du tout surtout quand l’inscription se monnaye 35 euros
pour une course censée avoir une organisation autour de vous avec routes
sécurisées et ravitaillement et que l’on se retrouve abandonné alors même que
les délais sont respectés). Oui, je suis un peu en colère quand-même ! J’ai
finalement considéré que mon contrat était rempli et que surtout il serait
idiot de faire 30 km de plus contre le vent de face (il n’y avait plus de véritable
difficulté à ce stade) et tout ça pour forcer inutilement et risquer une
blessure un mois avant mon objectif.
A l’arrivée
de la course, à la ligne du classement me concernant, il est donc désormais
inscrit « abandon » mais personnellement je ne considère pas qu’il
s’agit d’un abandon (je n’aurais d’ailleurs pas renoncé si j’avais pu être
ravitaillée), j’estime même avoir gagné ce qui s’est apparentée à une véritable
course contre moi-même et où il a été question de repousser des barrières
physiques mais aussi mentales.
Et croyez-moi,
pour gagner une course en solitaire de 135 kilomètres, le moral, qui connait nécessairement
des hauts et des bas pendant l’expédition, se doit de tenir la route !
Alors la
prochaine fois que vous assistez à une course, peu importe la discipline,
faites-moi plaisir et redoublez d’applaudissements pour la Lanterne Rouge qui est
loin d’être la personne la plus forte
physiquement mais qui a certainement un mental d’acier pour s’acharner à
atteindre la ligne d’arrivée. C’est précisément ce que cette course m’a
apporté : si je n’ai pas encore et je ne sais pas si j’aurai un jour le
physique d’un vainqueur, je peux en tout cas
travailler mon mental pour qu’il
ait le rayonnement de celui d’une Lanterne Rouge digne de son rang. Et si vous êtes organisateur d’une course, n’oubliez
pas celles et ceux qui se font un point d‘honneur à terminer l’épreuve que vous
avez eu du mal à mettre sur pied et qui méritent donc une reconnaissance à la
hauteur de la persévérance engagée pour finir l’épreuve.
Dans un peu
plus d’un mois maintenant, ce sera l’Etape du Tour et les 10 kilomètres de fin
de course seront autrement plus difficiles cette fois. Il faudra tenir le cap
pour monter au-dessus du Semnoz, ne pas avoir les jambes molles et surtout
avoir un mental solide. J’ai encore du travail d’ici là mais pour la première fois le week-end dernier, j’ai eu l’impression
que le travail que je fais depuis près de cinq mois commence à payer !
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